Le Feuilleton : Socrate, la Démocratie.

(Du gouvernement des hommes, de celui du sage, et de celui de Dieu.)

Première partie sur cinq.

La démocratie I.

Odos, Socrate

Odos : Bonjour, ô, Socrate. Que fais-tu par une journée si ensoleillée ? Viens en ville ; quelques uns de mes amis attendent que tu ailles y haranguer et y chahuter, comme à ton habitude, pour le bien de la cité ! Mais, je te vois ici, sur le rebord de la rivière, l'air agité... Cela m'intrigue ! Serais-tu donc de mauvaise humeur ? Voilà qui ne te ressemble pas.
Socrate : Odos, que dis-tu ? Je ne suis guère agité et encore moins de mauvaise humeur. L'ai-je déjà été ? Mon ami, si j'ai un quelconque doute, qui n'est pas une agitation, celui-ci n'est que joyeux et ne me procure que des bienfaits ! Je vais monter immédiatement et je partagerai mes pensées avec vous, gourmands.
Odos : Comme tu es aimable, Socrate ! Mais dis- moi : à quoi se rapportait donc ce doute ? Et pardonne-moi de t'avoir imaginé de mauvaise humeur.
Socrate : Eh bien, Odos, puisque nous partons à la rencontre de tes amis, nous passerons à côté de la maison de Kolos et tu comprendras quel fut son objet...
Odos : Quoi, veux-tu parler des deux magnifiques monuments qui ont juste été construits ? C'est donc cela l'objet de ton embarras ? Alors, je te rassure, il n'y a pas matière à s'embarrasser ; c'est pour notre belle cité que ces monuments ont été construits. Et viens, montons, toi et moi, car je brûle de t'entendre, mais non si je suis seul car je suis incapable de tenir tête à tes démonstrations...
Socrate : Odos, nous montons mais, dis-moi donc, pendant ce moment, ce que représentent ces monuments.
Odos : Voyons, mais tu le sais puisque tu en parles !
Socrate : Certes, mais je voudrais savoir si tu le sais.
Odos : Bien sûr que je le sais : l'un des deux monuments est un char sculpté, monté d'un homme à l'allure admirable ; et ce char surmonte magnifiquement son socle, comme s'il s'élevait aux cieux. Je crois que, élevé à côté du gymnase, le symbole est évident et fort : il s'agit d'un monument à la victoire d'Athènes, tant en technique et en stratégie qu'en force sur les autres cités, celles qui combattent et participent à des affrontements de chars lors des jeux.
L'autre est une fresque qui représente la construction du temple d'Athéna, lorsque nous bâtissions en hauteur, longueur et largeur, et cela, forts d'une technique très avancée par rapport aux autres cités, grâce à des inventions qu'elles ne possédaient pas encore...
Socrate : Par Zeus, Odos, je remarque que tu les décris parfaitement au point que, si je n'avais pas eu l'intention de m'y rendre, c'est à toi seul que j'en aurais demandé la description !
Odos : Tu m'honores, Socrate, mais comme tu dis, hélas, je ne fais que décrire et je ne suis pas l'artiste. Mais toi, me semble-t-il, tu es un artiste. Tu cultives un art bien plus fort que le mien : celui de comprendre les causes qui tiennent le rôle de raison et non de perdre ton temps à décrire, comme je le fais, à examiner comment fonctionne ceci ou cela, ou quelle apparence ont les choses. Et c'est pour cela que je t'écoute.
Socrate : Je ne sais que répondre à cela et je ne sais pas au nom de quoi je le mérite. Notre discussion est à peine entamée ! Réserve donc tes louanges pour le moment où nous aurons découvert quelque vérité sur quelque sujet. Et puisqu'il ne faudrait guère que je m'enivre du parfum de la gloire, étant ensuite incapable de me remettre en cause, il serait préférable que je ne sois pas félicité si jamais j'eus raison sur un point. Et pour l'instant, nous n'avons rien dit, je n'ai pas encore raison ! Mon cher Odos, être dans la vérité est, ce me semble, assez satisfaisant pour que nous n'ayons aucun besoin de nous en féliciter...
Odos : Que veux-tu dire ?
Socrate : Je veux dire qu'il faudrait, au contraire, féliciter ceux qui changent d'avis, admettent leur tort, et les couvrir d'honneur afin que nous tous soyons zélés, non pour le triomphe, mais pour la vérité seulement. Ne crois-tu pas qu'ainsi il y aurait beaucoup moins de querelles à l'Agora, ou même partout ailleurs, d'hommes se disputant parfois jusqu'aux détails les plus anodins d'un problème, afin de ne pas reconnaître leur erreur ? De la sorte, les gagnants seraient donc ceux qui ont tort parce qu'ils y gagnent la vérité et non les meilleurs rhéteurs, parce qu'ils y gagnent l'honneur.
Odos : Sur ce point, Socrate, je suis entièrement d'accord avec toi.
Socrate : Mais revenons à la question que nous avions à peine entamée. Il me semble, mon cher Odos, que, aussi excellent descripteur que tu sois, tu as omis un détail ! Et ce détail n'est pas faible.
Odos : Par Zeus, oui, je n'ai pas tout précisé. Mais, comme tu le sais, je n'ai guère les ouvrages sous les yeux ! Après tout, puisque nous y allons, tu les verras bien par toi-même.
Socrate : Il ne s'agit pas de cela, mon ami, mais d'un détail dans le financement et la construction de ces monuments. D'ordinaire, en effet, il n'est pas choquant que la construction d'un monument soit soutenue par un citoyen.
Odos : Rien de moins étonnant, en effet.
Socrate : Or, tu sais dans quel but ces mêmes citoyens soutiennent l'art de construire et d'édifier des monuments flatteurs pour la cité.
Odos : Je suppose, Socrate, que tu veux me l'entendre dire ? Alors, je présume que c'est souvent par amour de la grandeur et aussi pour le désir d'être célébré dans la cité. Ceux qui peuvent accomplir de grands services à la cité en tirent une grande fierté. Certains, d'ailleurs, se font ainsi paradoxalement beaucoup d'ennemis et de jaloux après s'être fait beaucoup d'amis et d'admirateurs.
Socrate : Il y a donc, selon toi, derrière l'aide d'œuvres bénéficiant à la cité, qu'apporte un citoyen, certaines volontés autres que d'offrir des services à la cité, dont l'envie de gloire ; et il y a aussi certaines conséquences de ce soutien financier qui ne sont pas désirées, telles que l'impopularité au lieu de la popularité ?
Odos : C'est certain.
Socrate : Mais quoi ? Qui peut, d'ordinaire, se faire aimer de la cité ?
Odos : Ceux qui lui rendent service.
Socrate : Or, comment rend-on service à la cité ?
Odos : En se montrant vaillant et courageux, à la guerre, par exemple, ou dans toute autre mission, ou bien en offrant à la ville des présents comme celui-ci.
Socrate : Tu considères donc offrir des présents à la cité comme un service ?
Odos : Et comment ne le serait-ce pas ? Cela embellit merveilleusement la cité ou lui fournit les bâtiments dont elle a besoin et que nous utilisons ou contemplons toi et moi.
Socrate : Mais je voudrais comprendre clairement ce que tu m'as juste dit. Ainsi, tu citais la guerre en guise de service rendu à la cité. Est-ce donc que tu crois que le courage et l'intrépidité du soldat est une belle chose ?
Odos : Oui.
Socrate : Or, la guerre est l'art de manier les armes. Et si l'on veut être un bon soldat, il est donc utile d'avoir le courage et l'intrépidité. Mais, malgré tout, crois-tu que n'importe qui maniant les armes avec courage rend service à la cité ?
Odos : Non, bien sûr, je n'ai pas dit ça.
Socrate : Donc, quel est le service rendu par le guerrier courageux à la cité ? Est-ce le maniement d'armes en lui-même ou bien le courage ou encore les effets que produisent le maniement d'armes et le courage, grâce auxquels la cité gagne une bataille ?
Odos : Les effets bien sûr ! C'est cela que nous entendons par service lorsqu'un homme, par son héroïsme ou une autre qualité, agit dans l'intérêt de la cité et non pour voler le bien des autres ou de la cité elle-même. Car, beaucoup de mercenaires deviennent forts grâce à l'entraînement militaire d'une cité mais ensuite ils se retournent contre elle, la mère qui les a nourris, et deviennent des bêtes sauvages à l'affût du bien d'autrui !
Socrate : Donc, d'après ce que tu m'as dit, je peux déduire qu'un effet négatif serait le contraire d'un service rendu à la cité. En effet, nous ne considérons pas les mauvais effets du guerrier comme rendant service à la cité. Or, en parlant des monuments comme service, tu dois me citer les effets qu'accomplissent le monument. Il va de soi que ce n'est pas le monument en lui-même qui est le service, mais ce que ce monument accomplit. Et comme tu l'as dit, cet effet est tantôt l'admiration, tantôt la jalousie. Mais moi, je ne vois pas là plus d'effets positifs que d'effets négatifs. Je me demande par conséquent pourquoi tu appelles un monument un service.
Odos : Je ne sais plus. J'ose croire que ton raisonnement est mal articulé, sinon ce serait trop incroyable. Devrais-je imaginer que la cité admire les choses qui ne lui sont pas utiles, et que cette erreur s'est toujours perpétuée sans que nul ne s'en aperçoive ?
Socrate : Nous le verrons en examinant la question jusqu'à son terme. En attendant, il reste des choses à découvrir. Ainsi, selon toi, qui offre ce genre de présent ?
Odos : Ceux qui en ont les moyens, bien entendu.
Socrate : Ceux-ci ont-ils un mérite ?
Odos :
Non, à part celui d'avoir acquis de l'argent de façon juste ou injuste, ou même parfois de façon totalement involontaire.
Socrate : Ils peuvent donc obtenir la gloire sans avoir de mérite. C'est, à mon avis, ici la perversion qui est à l'origine des effets négatifs. En effet, si un homme qui n'a pas de mérite se fait célébrer, il ne pourra guère employer cette célébration pour faire admirer ses vertus et ne fera donc admirer que des qualités qui sont bonnes ou mauvaises. Et, hélas, quelle qualité pourrait bien avoir décidé cet homme à se faire admirer sinon l'orgueil ? Or, l'orgueil n'est-il pas un vice, car il consolide l'injustice ?
Odos : Si, il en est même la cause.
Socrate : Par ailleurs, cet homme ne pourra pas non plus utiliser des vertus qu'il ne possède pas pour éviter d'insuffler la jalousie ou d'autres passions naissantes lorsqu'un homme obtient des faveurs dans la cité. Et comme nous avons dit que cet homme désirait la gloire, et que cela était jusqu'alors sans la connaître, il y a fort à craindre que, l'ayant goûtée, il ne connaisse plus de limites à son désir et, exigeant davantage et davantage de reconnaissance que lorsqu'il n'était pas encore glorieux, il se fasse haïr de ceux dont il ne peut plus être admiré... Ainsi, l'homme qui ne se fait pas admirer par ses vertus engendre jalousie, orgueil et injustice dans la cité tout entière.
Odos : Mon cher Socrate, je crois que tu as trouvé l'explication.
Socrate : Non, car ce n'est pas là où je voulais en venir. Et puisque nous étions sur mon doute, le voici : je crois comprendre que cette statue et cette fresque visent un autre but que de célébrer un homme.
Odos : Ah bon, et quel but visent-elles ?
Socrate : Réponds d'abord : quels sont, mon cher Odos, les constructeurs de ces statues ?
Odos : Stavros, le fabriquant de char, a supporté la construction de la statue du char. Et Epicléos, l'architecte, a supporté la fresque du temple d'Athéna. C'est à un mon avis avec une grande justesse que ces hommes se sont désignés. Cela n'aurait guère pu être plus adapté.
Socrate : Je ne partage pas ton avis et, puisque c'est mon tour de répondre, sache ceci : ces monuments ne visent pas à célébrer des hommes mais ils visent à célébrer l'art de ces hommes, en l'occurrence le métier du char et le métier de la construction.
Odos : Oui, et qu'est-ce que cela a de plus terrible ?
Socrate : De plus terrible, rien ! Mais écoute : agissant de la sorte, ne crois-tu pas que ces mécènes exercent une certaine influence sur nous, notamment en nous faisant aimer davantage le métier du char et celui de la construction ?
Odos : C'est certain.
Socrate : Mais crois-tu qu'ils le fassent avec des arguments, ainsi que toi et moi parvenons à nous convaincre mutuellement, ou crois-tu que, au contraire, ils jouent de suggestivité et n'utilisent aucun argument pour nous les faire aimer ?
Odos : Aussi. Enfin, à bien y réfléchir, je crois en effet qu'ils n'utilisent aucun argument et n'utilisent que la suggestivité.
Socrate : Or, si nous nous mettons à croire ou aimer une chose, et que nous le faisons sans argument, n'est-ce pas cela que nous appelons ignorance ?
Odos : Par Zeus, si, contrairement au savoir !
Socrate : Et cette ignorance est largement diffusée à cause de ces monuments qui nous incitent à apprécier sans raison, n'est-ce pas ?
Odos : Oui.
Socrate : Mais il y a plus.
Odos : Ah bon, mais qu'y aurait-il d'autre ?
Socrate : En ayant autorisé la construction de ces monuments, comme de tout autre monument, la cité a commis une grande erreur. Ou plutôt, elle est entrée dans une grande incohérence.
Odos : Je ne comprends pas.
Socrate : Voici. N'est-ce pas notre cité qui forme les citoyens dès la jeunesse en leur inculquant le savoir, les bonnes mœurs, la courtoisie et la tempérance, ce qui nous distingue de la plupart des pays barbares et même de quelques autres cités grecques ?
Odos : Certes si ! Et heureusement qu'elle le fait.
Socrate : Cette cité s'emploie donc à instruire les gens, ce qui lui coûte une part de ses moyens.
Odos : Nécessairement.
Socrate : Mais en autorisant qu'à travers des constructions, des fresques, et autres, quelques uns aident tout en promouvant leur art, ce qui lui rapporte une partie de ces moyens, la cité produit l'effet inverse du savoir, c'est-à-dire l'ignorance, ainsi que nous l'avons vu. Par conséquent, à cause de ces monuments et leur financement en général, la cité neutralise tout ce qu'elle entreprend par ailleurs !
Odos : Oui mais, là aussi, ce serait trop incroyable si c'était vrai, car pourquoi la cité agirait contre son intérêt ? Ton raisonnement est certes logique en apparence mais il est, à mon humble avis, absurde. Moi, je suis trop faible pour pouvoir te donner tort. Cependant, peut-être que mon frère Eurythmos, que je vois arriver sur le chemin, pourra te contredire car il est plus fort que moi !
Bonjour Eurythmos ! Tu arrives au bon moment ! Socrate allait nous faire une critique de la cité, qu'il vient juste de commencer !


Écrit par Elie Béteille. La suite au prochain numéro !
Toute reproduction interdite sans l'accord de l'auteur.


[Retour au Sommaire]